Stephen B. Karpman a mis en évidence qu’en situation de conflit, nous jouons la plupart du temps l’un de ces trois « rôles », souvent inconsciemment : victime, bourreau ou sauveur.se.
Ils nous rendent service à certains égards, mais nous empêchent d’être authentiques et libres dans nos réponses car ils constituent des « scripts » interdépendants.
Le triangle de Karpman porte son regard sur les jeux psychologiques (postures), il ne constitue pas une analyse des réalités physiques et des faits (états).
Je prends la liberté de rassembler ici dans ma réflexion ce qui se passe (les faits et les états des individus dans des situations données) et ce qui se joue (les postures psychologiques), car il n’est pas rare qu’on confonde les deux en cherchant à faire évoluer notre façon d’aborder les conflits avec plus de justesse.
Admettons que notre intention soit d’aborder les conflits avec plus de justesse et vivre plus harmonieusement tou.te.s ensemble. Je perçois alors deux pentes glissantes qui nous guettent en lien avec ce tryptique, et, au centre, une ligne de crête prometteuse et selon moi carrément vitale.
Sur le versant Sud, la pente glissante du « Rejet du triptyque » par la stratégie du « Plus de triptyque, plus de problème ! ». C’est la pente du déni ou de la banalisation : il n’existe pas vraiment ni de victime, ni de bourreau, ni de sauveur, tout le monde est un peu les trois à la fois.
Quand philosophiquement je peux trouver cette perception intéressante et utile (car elle nous interroge sur notre complexité intérieure et la présence de ces 3 énergies en nous), elle est glissante car elle peut induire une non-prise en compte des états de fait dans une situation concrète, et ainsi une incapacité à répondre de façon adéquate à ce qui se passe.
Si on ne prête pas assistance à une personne en danger car nous estimons qu’elle est certes victime, mais aussi à la fois son propre bourreau et sa propre potentielle sauveuse, cela ne constitue pas une réponse adaptée (tellement qu’elle est repréhendée par nos lois, on nomme cela « non-assistance à personne en danger »).
Cette posture de déni ou de banalisation du triptyque est mortifère, elle nous déconnecte de la réalité et fige et nécrose notre pouvoir d’agir et de décider. Nombres discussions et débats actuels sur les conflits dans le monde et dans notre pays nous en donnent un aperçu, où les explications et les justifications nous font parfois oublier les faits. Elle étouffe aussi notre humanité, notre sensiblité et notre élan à prendre soin les un.e.s des autres.
Sur le versant Nord, la pente glissante de « L’emprise du triptyque ». C’est la pente de l’identification à ces rôles : notre identité se forge ici autour de l’un de ces trois rôles de victime, bourreau ou sauveur, qui devient non plus un état dans des situations données, mais le prisme à travers lequel nous regardons le monde et vivons notre vie.
Notre sens d’identité est bien souvent la chose qu’on essaye à tout prix de protéger et faire perdurer, pour éviter le gouffre existentiel du « Qui suis-je ? ». Alors la pente ici est glissante car si on fait de l’un de ces rôles notre Identité, notre inconscient va chercher à le perpétuer.
Cela crée un tragique paradoxe : celui de vouloir qu’une condition qui nous fait souffrir cesse, et inconsciemment faire en sorte qu’elle perdure.
Si on image :
Si *Je Suis Victime*, je peux souhaiter la disparition des bourreaux pour apaiser ma souffrance.
Mais s’ils/elles disparaissent, alors il n’est plus possible d’*Etre Victime* et alors… Qui est-ce que je deviens ? Qui *Suis-Je* si je ne *Suis plus Victime* ? – inconsciemment mon identité a besoin qu’il y ait toujours des bourreaux.
Si *Je Suis Bourreau*, je peux souhaiter que « tout le monde » paye pour ma souffrance et ma colère, car quand tout le monde aura payé, alors je trouverais enfin la paix.
Mais si demain « tout le monde a payé », alors… Qu’est-ce que je deviens ? Qui *Suis-Je* si je ne *Suis plus Bourreau* ? – inconsciemment mon identité a besoin qu’il y ait toujours des personnes « qui doivent payer ».
Si *Je Suis Sauveur.se*, mon cœur peut souhaiter la disparition de toutes les conditions souffrantes, tant des victimes (les sauver des bourreaux) que des bourreaux (les sauver d’eux/elles-mêmes)
Mais si demain il n’y a plus personne à sauver, alors… Qu’est-ce que je deviens ? Qui *Suis-je* si je ne *Suis plus Sauveur.se* ? – inconsciemment mon identité a besoin qu’il y ait toujours des victimes et des bourreaux.
C’est tragique car en réalité, malgré ce à quoi nos cœurs aspirent, nos stratégies (inconscientes !) vont tout faire pour faire perdurer cette dynamique de création de souffrances, et bouchent ainsi les voies de guérison et d’apaisement.
Au centre, une ligne de crête, tout aussi ténue que solide et fiable. Ni dans le déni ou la banalisation, ni dans l’identification à ces rôles. C’est la crête de la reconnaissance lucide.
Nos vies nous amènent inexorablement à vivre des situations où nous nous trouvons – dans les faits – tantôt dans un état de victime d’autres, de bourreau qui s’en prend à d’autres, ou encore de.a sauveur.se qui vient à la rescousse.
Il me semble crucial que ces 3 états soient mis en évidence, reconnus et nommés dans le réel des situations vécues, car il me semble fondamental de reconnaître la réalité si on veut la traiter de façon appropriée.
En constellations systémiques comme en communication non-violente, lorsqu’on a l’intention d’apaiser un conflit ou guérir d’une souffrance, la première étape est de reconnaître les faits, la place de chacun dans ces faits, puis de reconnaître ce que cela a produit comme effet sur chacun.e. C’est la condition pour pouvoir identifier, puis mobiliser, les ressources nécessaires à la guérison.
Reconnaître l’état de victime : Pour panser une plaie il faut d’abord la voir.
Reconnaître l’état de bourreau : Pour réparer quelque chose, il faut d’abord voir ce qui a été abîmé et l’étendue du dégât. Et pour éviter la répétition, il est nécessaire d’interroger ce qui la génère.
Reconnaître l’état de sauveur : Pour aider au plus juste et dans la durée, il est nécessaire de connaître ses propres ressources et ses seuils de dépassement.
Nous avons un fort enjeu de devenir funambules, de marcher sur la crête : regarder et nommer la réalité telle qu’elle est, avec lucidité.
Cela me semble être la seule manière de pouvoir agir avec justesse dans nos conflits, interrompre les mécanismes systémiques par lesquels nous créeons de la souffrance, et d’ouvrir des voies pour nous guérir individuellement et collectivement.
Et soyons vigilant.e.s à : ni étouffer ou banaliser nos souffrances, notre colère, et nos nécessités d’aider et de prendre soin les un.e.s des autres ; ni à faire d’elles notre identité.
Car dans les deux cas, nous perpétuons tragiquement précisément ce qu’on cherche à faire disparaître.