Nous vivons dans un monde en transformation où il est devenu évident que nous ne pouvons plus compter sur les mêmes repères et référentiels que ceux qui nous ont structurés jusqu’à présent.
Pourquoi?
Partout dans le monde, les signes de dysfonctionnements de nos organisations (1) sont de plus en plus nombreux et fréquents, et touchent à tous les piliers de nos sociétés: troubles sociaux, crises politiques, crises économiques, catastrophes écologiques. (2)
Les experts sont pessimistes quant à notre capacité à faire face à ces problèmes. Des écoles de pensée sont même apparues affirmant que nous nous dirigeons vers un effondrement de nos sociétés industrielles avant la fin du siècle, et remettent en question notre survie (3).
Les causes de ces crises sont multiples, complexes et connectées de manière systémique. Leur analyse n’est pas l’objet de cet article (4).
Ces crises nous obligent à remettre en question nos systèmes économiques, sociaux et politiques et nous poussent à revoir leurs fondements, leur «ADN», dont nous – les humains – sommes les créateurs.
Qu’est-ce qui est en jeu?
Parvenir à endiguer ces défis (troubles sociaux, crises politiques, crises économiques, catastrophes environnementales) ne sert qu’une seule finalité: établir un nouvel équilibre dynamique garantissant la survie de notre espèce.
Ce n’est pas la survie de la planète Terre qui est en jeu. La Terre a 4,54 milliards d’années et la vie sur Terre est apparue il y a 3,8 milliards d’années. En ramenant son histoire à une année calendaire, où la Terre et la vie sur Terre sont respectivement apparues le 1er janvier et le 25 février, nous, Homo sapiens, sommes apparus le 31 décembre à 23h36 (6).
De plus, aucune espèce sur Terre ne dépend de nous pour survivre, nous ne faisons pas partie de la chaîne alimentaire.
Intégrons bien cela.
La Terre se portera bien.
Mais il se pourrait que nous, non.
Pourquoi la transformation est-elle un challenge?
Les organisations (sociétés, gouvernements, entreprises, institutions,…) du monde entier ont pris conscience de la nécessité de revoir ces fondements et tentent de traiter ce système de causalités connectées. Elles se heurtent néanmoins à des difficultés qui font apparaitre des limites dans notre capacité à revoir en profondeur les fondements des systèmes que nous avons construits.
Nos biais cognitifs entravent notre capacité à penser différemment. Je développerai ce sujet dans un prochain article, en voici les principaux (5):
- Le biais de confirmation – nous recherchons spontanément des informations confirmant ce que nous savons déjà ou étayant nos convictions (tout comme nous nous entourons de personnes qui partagent nos convictions). Les algorithmes qui nous suggèrent des contenus online similaires aux contenus que nous avons déjà consultés amplifient ce biais.
- L’effet Dunning-Kruger – nous avons tendance à penser que nous en savons plus que ce que ce que nous savons réellement. Les débats entre amis illustrent bien ce biais, personne n’est en mesure d’assimiler toute la complexité du sujet discuté, pourtant cela ne nous empêche d’affirmer des choses avec « certitude absolue !».
- La dissonance cognitive – il nous est difficile d’assimiler de nouvelles informations qui contredisent nos croyances existantes. Cela induit de la tension, qui amène souvent à rejeter l’information.
Ces biais ont tendance à nous maintenir captifs de notre réalité et nos croyances personnelles. Notre perception de la réalité nous est propre (les processus physiologiques et psychologiques associés à notre propre cognition sont uniques) et nos croyances ne sont pas nécessairement partagées par les autres. Elles sont le résultat de nos expériences individuelles et collectives passées.
Cela nous empêche de nous imaginer une nouvelle réalité et d’imaginer les possibilités futures depuis un niveau de conscience supérieur (sortir de notre zone contrôlée par des biais). Pourtant, l’ampleur des défis impose l’absolue nécessité d’inventer l’avenir que nous souhaitons construire.
Et maintenant, que fait-on ?
Il y a eu suffisamment de discours catastrophistes (et culpabilisants par ailleurs) nous disant que nous courons à notre perte. La question importante à présent est: comment allons-nous vivre? Une fois que nous avons pris acte des défis et des risques, comment pouvons-nous aller de l’avant afin que notre vie sur Terre perdure ?
Personne n’a de réponse claire et/ou scientifique à cette question, qui tiendrait compte de toute la complexité de notre monde. Inutile de penser que nous en aurons une un jour, car tout est interconnecté et imbriqué au sein de systèmes complexes et de chaînes de cause à effet. Cette interconnexion réside dans tous les plans, aux niveaux matériel (événements, situations) comme immatériel (concepts, marchés, etc.). Rappelons-nous qu’une grande partie de nos vies repose sur des concepts immatériels inventés par l’Homme – l’argent, les entreprises, le droit, pour n’en nommer que quelques-uns. Les mathématiques aussi, sont fondées sur des axiomes, règles établies comme vraies par l’Homme.
Par ailleurs, comme soutenu précédemment, il n’y a pas une réalité ou vérité unique, chacun de nous vit dans sa propre réalité/vérité, construite autour de notre représentation personnelle de notre monde (7) (la crédibilité des ‘fake news’ n’en est qu’un exemple.)
Comment avons-nous géré les défis jusqu’à présent?
Nos connaissances intellectuelles ont considérablement augmenté au fil de notre histoire, et de manière exponentielle depuis la révolution industrielle, puis par la suite avec l’essor de la mondialisation et celui d’Internet. Nous n’avons jamais été aussi intellectuellement intelligents qu’aujourd’hui, et nous continuons à développer et à diffuser de nouvelles connaissances à une vitesse fulgurante.
Historiquement, en particulier depuis la révolution scientifique, nous nous sommes tournés vers la science et la connaissance intellectuelle pour résoudre des problèmes et innover («anticiper l’avenir»). Nos sociétés valorisent et cultivent la rationalité, les visions duelles (par influence de Descartes). En politique, dans les entreprises, la société et à plus petite échelle, nos vies personnelles, nous avons développé des structures (matérielles et psychiques) et des processus pour nous permettre d’avoir le contrôle sur les choses et atteindre nos objectifs.
Tous ces facteurs ont permis à l’humanité de formidables bonds en avant: malgré les inégalités extrêmes dans le monde, nous vivons en moyenne plus longtemps et en meilleure santé (8) et concernant notre enjeu de survie, la population mondiale a doublé en seulement 40 ans entre 1960 et 1999 (9).
La première étape vers une transformation vertueuse consiste à reconnaître cela et à en être profondément reconnaissant.
La deuxième étape consiste à reconnaître que, dans le contexte actuel, on voit apparaitre des limites quant à l’applicabilité de ce système de valeurs (connaissances intellectuelles, rationalité, dualité, contrôle, processus,…) pour la résolution des défis économiques, politiques, sociaux et environnementaux actuels. Le simple fait de constater leur augmentation en nombre, en intensité et en fréquence, illustre ces limites. (La nature de ces limites, comment elles se manifestent, leur origine, etc. fait l’objet de nombreuses études par des sociologues, historiens, etc.)
Comment donc répondre aux enjeux actuels?
En substance, les quatre dénominateurs communs des défis auxquels nous sommes confrontés sont les suivants:
- Ils sont extrêmement complexes,
- Ils sont chargés d’incertitude,
- Ils diffusent à une vitesse fulgurante en raison des chaînes de cause à effet et la taille des systèmes,
- Dans notre façon de les aborder, nous nous heurtons à nos limites cognitives associées à notre niveau de conscience actuel.
Il semble à présent évident que la complexité ne peut pas être contrôlée, l’incertitude ne peut être convertie en certitude et nous ne pouvons pas nous attendre à ce que le rythme ralentisse. Reconnaître cela induit un changement d’état d’esprit et transmute notre intention pour passer du «pouvoir contrôler» à «savoir naviguer».
Ainsi, la question devient: comment naviguer dans la complexité, dans un contexte incertain et en accélération, en dépassant nos limites cognitives?
Je suis convaincue que la clé réside dans l’action de cultiver et incarner trois états d’esprit, aux niveaux individuel et collectif:
- Élargir notre champ de pensée : faire évoluer notre perception de la complexité, développer de nouveaux chemins de réflexion, dépasser nos biais, développer notre conscience de soi, cultiver notre curiosité
- Se (re)centrer sur l’essentiel, ce qui compte : redéfinir notre cap, notre identité et notre rôle, nous connecter à notre intention profonde, établir une direction forte qui laisse place à l’incertitude
- Prendre appui sur des principes fondamentaux fiables: les lois fondamentales de la Nature : redécouvrir notre bon sens et s’en servir. Si on doit chercher la robustesse ailleurs que dans les outils et les méthodologies, sur quels repères pouvons-nous compter? Les codes de la Nature. Depuis 3.8 milliards d’années, les espèces ont expérimenté une multitude de stratégies pour survivre et se développer dans des environnements remarquablement complexes et incertains. Pour ce faire, elles se sont appuyées sur un petit nombre de lois fondamentales, qui peuvent nous guider pour naviguer dans notre complexité
Je suis fermement convaincue que ces 3 états d’esprit forgent la clé pour développer notre système de navigation en complexité et en incertitude, qui lui-même catalysera grandement notre capacité à relever les défis auxquels nous sommes confrontés à tous les niveaux.
Comment incarner concrètement ces états d’esprit à notre niveau à chacun, et agir en leur nom? Soyez à l’affut de mon prochain article à ce sujet!
Dans notre monde complexe, les « solutions rationnelles simples » ne fonctionnent pas, elles ont un coût, celui d’occulter de nombreuses interconnexions / synapses fondamentales de nos écosystèmes. Pour aller de l’avant en cette période de défis, apprendre à naviguer dans la complexité et l’incertitude est devenu essentiel. La meilleure façon pourrait être de renouer tout simplement avec notre intelligence naturelle, qui est depuis toujours la condition de la vie sur Terre.
Notre espèce a par ailleurs un talent exceptionnel: elle a le pouvoir de l’intention. Nous pouvons décider de poser cette intention : inventer un avenir vertueux pour nous-mêmes et pour notre civilisation, et réellement agir pour que cela se produise.
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Notes (sources en anglais): loin d’être exhaustives, mais j’espère qu’elles étancheront votre soif d’exemples:
(1) Organisation: un groupe social d’individus structuré et géré de manière à répondre à un besoin ou à poursuivre des objectifs collectifs. Les organisations sont des systèmes ouverts – elles affectent et sont affectées par leur environnement.
(2) https://www.weforum.org/agenda/2018/12/3-tasks-for-the-year-ahead-to-fix-society/ ; https://www.un.org/en/sections/issues-depth/global-issues-overview/ ; http://www3.weforum.org/docs/WEF_Global_Risks_Report_2019.pdf
(3) Collapsologues français Pablo Servigne, Yves Cochet, Raphael Stevens; http://www.bbc.com/future/story/20190218-are-we-on-the-road-to-civilisation-collapse
(4) Le dérèglement climatique est un exemple qui joue un rôle central dans le système et est à l’origine des profonds changements survenus dans l’équilibre dynamique du monde. Pour illustrer simplement l’une des nombreuses chaînes d’effets: le climat a un impact sur les prix de trading des céréales, donc des prix des aliments de base, ce qui – au-dessus d’un certain seuil – déclenche des conflits sociaux au sein des États (par exemple, le Printemps arabe), pandémies (malnutrition et épidémies vont de pair) et migrations forcées.
(5) J. Marshall Shepherd TedTalk: 3 kinds of bias that shape your worldview: https://www.ted.com/talks/j_marshall_shepherd_3_kinds_bias_that_shape_your_worldview/transcript#t-301474 ; https://en.wikipedia.org/wiki/List_of_cognitive_biases
(6) https://biomimicry.net/earths-calendar-year-4-5-billion-years-compressed-into-12-months/ ; https://en.wikipedia.org/wiki/Cosmic_Calendar pour l’année calendaire de Carl Sagan qui retrace la chronologie de notre Univers (13.8 milliards d’années)
(7) Plusieurs disciplines scientifiques le démontrent, la physique quantique parmi d’autres. Les scientifiques ont montré que l’observateur – par le simple fait d’observer – a un impact sur le résultat du phénomène qu’il observe. « Ce que nous observons n’est pas la nature elle-même, mais la nature exposée à notre méthode de questionnement. » Heisenberg. Pour aller plus loin (avec des références à la fin de la page du wiki): https://en.wikipedia.org/wiki/Observer_effect_(physics)
(8) https://ourworldindata.org/life-expectancy
(9) https://ourworldindata.org/world-population-growth. Malgré le fait que le taux d’accroissement ait diminué, les projections prévoient 9.8 Mds d’habitants en 2050 et 11.2 Mds en 2100.